L’Arrestation d’Eugène

Eugène Célestin Lefebvre, le grand-père de mon arrière-grand-mère, fait partie des inculpés de l’insurrection de juin 1848.

Eugène est arrêté le 24 juin 1848 par un poste de la garde nationale établi rue Mauconseil. Cette rue qui n’existe plus aujourd’hui se trouve alors près des Halles.

source : wikipédia

Eugène habite à deux pas, au 43 rue de la Grande Truanderie. Menuisier de formation, il travaille pour les ateliers nationaux.

Quelques mois plus tôt, la révolution de février 1848 a abouti à l’abdication, le 24 février, de Louis-Philippe, roi des Français. Le 25, Alphonse de Lamartine proclame la 2ème République.

Sous la pression des ouvriers parisiens, le gouvernement provisoire publie un décret rédigé par Louis Blanc :

 »Le gouvernement provisoire de la République s’engage à garantir l’existence des ouvriers par le travail. Il s’engage à garantir le travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail. »

Les Ateliers Nationaux sont donc créés dans le but de fournir du travail aux chômeurs parisiens. Mais il ne s’agit pas comme l’avait imaginé le socialiste Louis Blanc de coopératives de production ou d’associations d’ouvriers de même profession sans patron. Non, il ne s’agit pas de faire travailler les ouvriers dans leur spécialité mais de les faire travailler tout court et de fait ce sont principalement des travaux de terrassement qui leur sont confiés.

L’organisation des ateliers nationaux est de type militaire. Il y a 12 arrondissement à l’époque à Paris où les candidats s’inscrivent. En bas de l’échelle se trouve une escouade de 11 hommes qui sont sous la responsabilité d’un escouadier. Cinq escouades forment une brigade dirigé par un brigadier qui porte un brassard frangé de rouge. Quatre brigades forment une lieutenance de 225 hommes. Quatre lieutenances une compagnie de 901 hommes. Trois compagnies sont sous la direction d’un chef de service qui dépend d’un chef d’arrondissement. Les escouadiers et les brigadiers sont élus par les membres des escouades et des brigades. Au-dessus, les chefs sont nommés par le directeur des Ateliers Nationaux. La direction se trouve au Pavillon de Monceaux.

Eugène est brigadier, il a donc sous sa responsabilité 5 escouades.

La majorité des députés, à l’époque, sont des républicains modérés représentant la classe bourgeoise et les rentiers qui s’exaspèrent de devoir entretenir un nombre de plus en plus élevés de chômeurs. En réalité le coût de ateliers nationaux ne représentent qu’ 1 % du budget mais la propagande fonctionne et la dissolution des ateliers nationaux est votée le 20 juin. Le 21 juin est annoncé le renvoi dans leur commune des ouvriers non parisiens ou pour les plus jeunes leur enrôlement dans l’armée. C’est un déclencheur des journées de juin 1848 et dès le 23 juin des barricades se dressent dans les rues de Paris.

Le Service Historique de la Défense m’a fait parvenir le dossier concernant Eugène. Y figure notamment son interrogatoire.

Eugène est arrêté le 24 juin et conduit à la prison de la conciergerie. Il en sort le 2 juillet pour être interrogé :

Question : Êtes-vous employé aux Ateliers Nationaux ?

Eugène : Oui Monsieur, comme brigadier.

Question : Êtes-vous garde national ?

Eugène : Oui Monsieur. Je ne connais ni ma compagnie ni ma légion. Je n’ai jamais eu de fusil.

Question : Quand et où, vous a-t-on arrêté ?

Eugène : Samedi 24 juin à six heures du soir en passant devant le poste de la rue Mauconseil. J’avais un laissez-passer délivré par mon lieutenant des Ateliers Nationaux qui s’appelle Legrand et est lieutenant de la garde nationale. Il était au poste Bonne Nouvelle et c’est là où il m’a délivré un laissez-passer pour la paie des ouvriers. Avec ce laissez-passer, je suis allé à la barrière Monceau au manège, là Mr Baguelle m’a remis l’argent pour la paie. Je suis rentré chez moi à dix heures, c’était l’argent de la paie du vendredi que j’avais touché et rendez-vous nous fut donné à tous les brigadiers et lieutenants rue Blanche 82, de midi à deux heures pour recevoir la paie du samedi. Je fus exact au rendez-vous mais nous ne fûmes pas payés, nous fûmes renvoyés au lundi. Je suis revenu chez moi et je suis resté à la maison jusqu’à 3 heures et demi. Alors je suis sorti pour aller faire ma paye au rendez-vous ordinaire au marché St Martin. Je n’ai trouvé personne, j’ai attendu quelques moments en cet endroit, ne voyant personne, j’ai repris le chemin de la maison et pendant le trajet tout près de mon domicile et après avoir circulé toute la journée avec mon laissez-passer, je fus arrêté devant le poste de Mauconseil par un garde national qui m’arracha mon laissez-passer en me disant : on ne voit que vous. C’était vrai, j’avais passé 4 fois, vous en savez les motifs, c’était pour la paie de mes ouvriers. J’étais au reste sur mon chemin, voilà, Monsieur le seul motif de mon arrestation.

Question : Avez-vous participé à l’attentat, au complot ?

Eugène : Non, Monsieur, ma brigade était composée de braves gens père de famille, tranquilles et incapables de se mêler à une insurrection.

Question : Avez-vous souscrit au banquet du Père Duchène ?

Eugène : Non monsieur, j’ai même engagé ma brigade à n’y pas souscrire car je voyais bien que c’était la dissolution des ateliers nationaux qui aurait fait les frais de ce banquet. Je ne me suis mêlé à aucune réunion turbulente soit au Luxembourg soit au Jardin des Plantes ou ailleurs. Je suis père de trois enfants et aussitôt que j’étais libre de mes fonctions de brigadier je restais chez moi.

Lecture faite a signé avec nous

La lecture que vous venez de me faire est bien conforme à ce que j’ai dit. Seulement j’ai oublié de vous dire que lors de mon arrestation on m’a enlevé l’argent de ma paye. Je fais cette observation pour me garantir d’une réclamation. Mon calepin et ma feuille de rôle ont été saisis en même temps.

Lecture faite a signé avec nous

Eugène faisait donc aussi partie de la garde nationale. La garde nationale mobile est le pendant des ateliers nationaux et a été créée au même moment après l’insurrection victorieuse de février.

La garde nationale était composée essentiellement d’ouvriers, et notamment des hommes ayant participé à l’insurrection de février. Il s’agissait également de donner du travail ou du moins une occupation rémunérée et de faire rentrer dans le rang les révolutionnaires.

Il semble que les ouvriers des ateliers nationaux soient aussi automatiquement membres de la garde nationale mobile.

Eugène ne sait pas à quelle compagnie il appartient.

Ce qui est étrange c’est qu’il ait pu circuler toute la journée du 24 au milieu des barricades.

Plan des barricades en juin 1848. Elles sont concentrées dans l’est parisien. La carte est mal fichue, le nord est à gauche. Source : Gallica

On ne sait pas quand il a obtenu le laissez-passer, le 24 ou la veille ? C’est le 23 que débute l’insurrection.

Si le poste de Bonne Nouvelle se trouvait dans les environs de l’actuelle station de métro Bonne Nouvelle, il se trouvait à la limite des premières barricades.

Puis, il se rend à Monceau, il a pu y aller sans problème, pas de barricades de ce côté.

Il revient chez lui du côté des Halles. Puis il se rend rue blanche. Idem, pas de barricades de ce côté.

Le marché Saint Martin, en revanche, devait se trouver côté est de Paris et donc au milieu des rues barricadées.

Il n’évoque pas les barricades ni d’éventuelles difficultés rencontrées pour circuler.

Et il se fait arrêter à un poste de la garde nationale mobile, il est lui-même un garde national mais est-il identifiable comme tel ? Il n’avait sans doute pas le vêtement de la garde nationale.

Sur certaines barricades la garde mobile est passée du côté des insurgés, est-ce que ces allers et venues l’ont rendu suspect ? Ou est-ce que le ou les gardes nationaux qui l’ont contrôlé, ayant vu l’argent, ont décidé de le garder pour eux et de justifier ce vol par l’arrestation d’Eugène ?

Pendant l’interrogatoire, on demande à Eugène s’il a participé à l’attentat, au complot. Je n’ai pas trouvé d’infos sur un attentat pendant les journées de juin ou les semaines précédentes. Est-ce que cela désigne l’insurrection dans son ensemble ?

On demande à Eugène s’il a souscrit au banquet du Père Duchêne.

La mode des banquets naît au moment de la révolution. Des banquets en plein air sont organisés dans les rues comme une nouvelle manière de sociabiliser et de fraterniser.

Sous le règne de Louis Philippe, les banquets sont une manière de détourner l’interdiction de réunion. Les banquets sont politiques. La participation est payante et suffisamment élevée pour exclure les classes les plus populaires jugées trop révolutionnaire.

Un banquet fut interdit en février 1848, cette interdiction a joué, parmi d’autres choses, un rôle de déclencheur de l’insurrection de février.

A la veille des journées de juin, le journal Le Père Duchêne lance une souscription à 25 sous pour un banquet qui n’aura finalement pas lieu puisque l’insurrection éclate.

Après la révolution de février 1848, de nombreux journaux et clubs politiques sont créés. Il y a par exemple le club des amis du peuple fondé par Raspail, le club de la révolution fondé par Barbès, le club de la société républicaine centrale appelé aussi le club Blanqui fondé par Auguste Blanqui.

Pas loin de 450 clubs sont ainsi créés de février à juin 1848, avec aussi le club fraternel des lingères, la société de la voix des femmes.

Est-ce à ce genre de club et réunions publiques qu’Eugène fait allusion en parlant des réunions turbulentes du Luxembourg ou du jardin des plantes ?

Le lieutenant Legrand a poursuivi et arrêté des séditieux et a remis des pièces à convictions aux autorités. Il décrit Eugène comme un parfait honnête homme ayant bien fait son service de garde national et n’ayant été arrêté que parce qu’il était porteur de la somme de 102 francs qu’il devait distribuer par ordre du Maire de illisible conformément à la feuille de rôle dont il était également porteur.

Eugène est libéré le 21 août.

Le 1er septembre un inspecteur des finances chargé de la liquidation des ateliers nationaux écrit au procureur de la République :

Le sieur Lefebvre Célestin (Célestin est le deuxième prénom d’Eugène) vient d’être mis en liberté mais il se trouve dans l’impossibilité de reverser entre les mains de ses chefs la somme saisie sur lui le 24 juin dernier.

La commission instituée par monsieur le ministre des travaux publics pour la liquidation des ateliers nationaux désirerait savoir officiellement jusqu’à quel point les faits argués par le sieur Lefebvre sont exacts. Elle m’a chargé, monsieur, de vous demander à cet égard les renseignements que vous pourriez avoir recueilli sur cette affaire tant dans l’exercice de vos fonctions que par suite de vos relations avec les commissions militaires.

Je ne sais pas si le procureur de la république a répondu à ce courrier.

Biblio et sources :

Aspects de la lutte des classes en 1848 : le recrutement de la garde nationale mobile; Pierre Caspard

http://inculpes-juin-1848.fr/index.php




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